VOIR LA LUMIERE

 

L’œuvre de Bernard Gerboud est traversée par une intense et constante interrogation portant sur la lumière. Questionner la lumière, sa « forme », sa puissance, ses modalités d’existence, cela ne se peut qu’au moyen de la lumière. C’est dans cette tension interne et intime entre la lumière comme source de toute visibilité et la lumière comme « objet » d’une vision que se déploient ses réalisations.
Architecte de formation, Bernard Gerboud se consacre tout d’abord au dessin, mais dès les années 80, il embarque son dessin dans un processus d’extraction et d’abstraction à partir d’éléments architecturaux. Ces masses noires, il va tenter de faire en sorte qu’elles se découpent sur un fond et il va introduire pour cela, derrière elles, des sources lumineuses.
Ces projections vont accéder paradoxalement au statut d’ombres, les formes vont s’abstraire jusqu’à ne conserver que celle de rectangles ou de carrés. Déjà c’est la lumière qui prend le pas. C’est elle qui devient à la fois l’enjeu et le très immatériel mais vibrant support de l’œuvre.
Comment montrer la lumière ? Comment faire voir ce qui porte toute vision ? En la décomposant et en la faisant jouer contre ce qui seul lui permet d’exister, la consistance opaque de la matière.
À la fin des années 90, Bernard Gerboud déplace son questionnement de la lumière comme source s’appliquant à faire exister des formes à la lumière comme ensemble d’effets colorés rendant à la fois manifeste et absent le fait qu’il y aurait « quelque chose » à voir.
La nouvelle tension qui traverse son œuvre s’établit entre les incertitudes de la vision et les instabilités de l’image.
En effet, voir, c’est toujours voir quelque chose, et rien n’échappant à la forme ou à l’apparence, ce qui est vu devient inévitablement sous le regard du sujet percevant, une image. Le paradoxe auquel s’attache Bernard Gerboud, c’est à révéler au sens le plus strict du terme, qu’une image avant d’être une forme est un écart, une distance, une ouverture, un appel. En effet, entre la plaque noir en acier et les échos colorés qui la frangent, entre les variations des couleurs primaires et la masse de nuit contre laquelle elle vient se former et qu’elle semble creuser indéfiniment, se déploie un invisible sillon. C’est lui qui sépare la plaque noire de la source qui la rend visible. Écart sensible, il se déploie aussi dans le temps, ce temps indéfini durant lequel, en nous, se forme, sans qu’on y prenne garde, l’image de ce que l’on regarde. Cet écart est le principe secret qui agit dans les œuvres de Bernard Gerboud. Il « est » un révélateur, mais au lieu de nous donner à voir la forme comme un corps sortirait lentement des limbes pour paraître, vision reconnaissable, enfin dans la lumière, il nous fait éprouver comme une partie de nous-même la lumière qui nous entoure, nous pore et malgré tout nous traverse.

Ce que Bernard Gerboud s’attache à rendre vivant, c’est ce sillon, non comme séparation, mais comme le sillage qui nous permet de remonter en nous à la source de l’image.
L’œuvre de Bernard Gerboud est tout entière construite sur un paradoxe qu’elle magnifie et rend sensible, un paradoxe coessentiel à la lumière et qui se formule ainsi : ce qui permet au visible de devenir image n’est pas en soi susceptible de « faire image ».
C’est ce même écart, appréhendé d’une manière plus « figurale » qu’il met en scène en photographiant des dessins rupestres chinois racontant l’histoire de l’humanité et de ses inventions. En les donnant à voir dans l’ambiguïté de leur statut d’êtres sans consistance autre que l’infinie trame de pixels qui les composent, il fait de ces images l’incarnation du paradoxe.
L’art se joue dans cette inventivité constante, réponse incertaine à ce trouble que fait naître en nous la fiction de la stabilité des choses portées par l’instabilité de la lumière. Bernard Gerboud en donnant à la lumière une consistance palpable, colorée, en respectant au plus près son « immatérialité », nous maintient, attentifs et curieux, éternellement debout sur le seuil de la visibilité.

08/08/12

Jean-Louis POITEVIN